Les Italiens et l’Ethiopie, d’Adoua à la Seconde Guerre mondiale : III) Vers la guerre de conquête de 1935-1936
Souvenez-vous, nous avions laissé notre dossier en 1896: Adoua avait marqué la fin des espoirs italiens en Ethiopie. Pendant quelques décennies, celle-ci va donc vivre en paix. Rome se tourne vers l’annexion de territoires ottomans (guerre de 1911-1912) puis a trop à faire avec la Première Guerre mondiale (1915-1918) pour s’y intéresser. Enfin, le nouveau pouvoir fasciste arrivé en 1922 doit se consolider intérieurement et « pacifier », très cruellement au demeurant, l’Afrique du Nord avant de se tourner vers de nouveaux horizons.
Une nouvelle donne
En effet, Mussolini relance la politique coloniale de son pays. Il estime qu’une grande puissance se doit de posséder un vaste domaine outre-mer pour pouvoir compter sur la scène internationale. Or, le monde de l’après-guerre n’est plus celui de la fin du XIXe siècle: le partage a déjà été fait et l’hécatombe de 14-18 a commencé à changer les mentalités. Les empires coloniaux ne sont plus présentés de la même façon, et les guerres d’agression moins acceptées qu’avant. S’il y a une forme d’hypocrisie de la part des grandes puissances coloniales (qui n’entendent pas abandonner leurs conquêtes), il n’en reste pas moins que cela ne lui facilite pas la tâche.
Un temps hostile à l’Allemagne, ayant réussi quelques arbitrages coloniaux en sa faveur avec Paris et Londres (quelques modifications de frontières assez minimes), le dictateur italien en veut toutefois plus. Pourtant, les relations entre les deux pays autrefois ennemis se sont officiellement améliorées : l’Italie a appuyé l’entrée de l’Ethiopie à la SDN en 1923 puis signé un traité d’amitié avec elle en 1928. Toutefois, le discours change progressivement dès le début des années 30. Le régime totalitaire réarme en Érythrée, s’inquiète des visées économiques des occidentaux (barrages, chemins de fer…), et même des Japonais, dans le pays et adopte une rhétorique guerrière.

Des soldats italiens partent pour l’Afrique depuis la Toscane. On distingue déjà leurs casques coloniaux.
La marche vers la guerre
A cela plusieurs raisons. D’une part, Mussolini souhaite faire oublier les difficultés économiques internes de l’Italie par une victoire extérieure, procédé très courant. De plus, il désire relier les colonies italiennes d’Érythrée et de Somalie, ainsi qu’agrandir le domaine contrôlé par Rome, comme évoqué plus haut. Enfin, venger la défaite d’Adoua. Le tout en profitant de ce que Londres et Paris aient les yeux tournés vers le réarmement allemand: le moment lui semble être approprié pour agir.
Les historiens pensent donc que toutes ces raisons, plus beaucoup d’autres, le poussent à prendre la décision d’une intervention militaire massive entre le printemps et l’été 1935. Alors que les troupes s’acheminent vers l’Afrique, reste à trouver un prétexte officiel. Là, il faut rappeler que, malgré les traités, dont celui d’amitié de 1928 déjà cité, les escarmouches n’ont pas cessé le long des frontières entre les deux pays entre 1896 et 1935. Les Italiens ont repoussé plusieurs fois des bandes armées éthiopiennes mal contrôlées par le pouvoir central et, fin 1934, trois incidents de frontière au demeurant minimes sont saisis par Rome.
Les versions divergent énormément entre les deux pays et sont encore très difficiles à démêler, mais ce qui est sûr est que le dictateur italien tient là ce qu’il veut: arguant de la porosité des frontières et de l’insécurité générée par les troupes éthiopiennes, il fait préparer des plans et prévoit de débuter une offensive générale de conquête en octobre 1935…
Chanson de 1935 In Africa si va (En Afrique l’on va) justifiant le départ pour l’Afrique des soldats italiens. Le ton est évidemment de propagande et elle n’est ici présente qu’à titre d’illustration. Je reviendrai sur ces chansons que j’ai déjà évoquées il y a quelque temps.
Bibliographie utilisée (qui n’a pas pour but d’être exhaustive):
Synthèse que je trouve moyenne (beaucoup d’aspects manquent) mais utile:
-AVENEL (Jean-David) et PAOLETTI (Ciro), L’empire italien. 1885-1945, Paris, Economica, 2014, 156 p.
Excellente biographie de Mussolini, qui décrit très bien les années qui nous intéressent ici:
-MILZA (Pierre), Mussolini, Paris, Fayard, coll. « Le grand livre du mois », 1999, 985 p.
Pour les aspects purement militaires, l’indispensable:
-ROCHAT (Giorgio), Le guerre italiane, 1935-1943. Dall’impero d’Etiopia alla disfatta, Torino, Einaudi, 2005, 460 p.
Pour les armes, le matériel et les combats, un fascicule Osprey, toujours très bien fait:
-NICOLLE (David), The Italian Invasion of Abyssinia 1935–36, Oxford, Osprey Publishing, coll. « Men-at-arms », 1997, 48 p.
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La guerre d’Ethiopie (1935-1936) vue par ses chansons: I) « Ti saluto, vado in Abissinia »
AVERTISSEMENT: ce dossier parle de chants faits sous un régime totalitaire. Les paroles peuvent donc être favorables à Mussolini et au fascisme. L’étude proposée n’est toutefois là que dans un intérêt purement historique. Doctorant en histoire responsable de ses actes et écrits, désirant parler de faits peu connus, l’auteur décline toute proximité avec le maître de l’Italie de l’époque. Merci.
Introduction et résumé des faits:
Invasion cruelle (le régime de Mussolini utilisa des armes chimiques) et anachronique (une conquête coloniale en 1935), la guerre d’Ethiopie (Guerra d’Etiopia) est, avec la guerre d’Espagne, l’un de ces affrontements qui précédèrent et préparèrent la Seconde Guerre mondiale. Sans commune mesure avec le conflit qui ravagea la péninsule ibérique, elle est une tentative, alors que l’Europe a les yeux tournés vers l’Allemagne qui se réarme, à peu de frais d’accroître l’influence italienne dans la Corne de l’Afrique. En effet, la maison de Savoie y contrôle déjà d’autres territoires comme l’Érythrée et une partie de la Somalie. De plus, l’Ethiopie est l’un des derniers états indépendants du continent noir, et il a humilié l’Italie à la bataille d’Adoua en 1896, précédente tentative de conquête.

Octobre 1935, les premiers soldats italiens partent pour l’Ethiopie depuis Montevarchi en Toscane. Crédit photo: wikipédia.
Mussolini n’invente donc rien: il veut venger une défaite honteuse, augmenter l’étendue de l’empire colonial italien et renforcer son propre prestige. S’il parvient en effet à conquérir le pays, les combats sont longs car le terrain est peu propice, et l’adversaire coriace. Il lui fallut utiliser beaucoup d’artillerie, d’aviation et des gaz, le tout pour une conquête cher payée et qui lui aliène les démocraties occidentales, par le biais de la SDN qui proteste unanimement. Plutôt que de faire l’histoire de cette guerre, voyons-là à travers ses chansons. En effet, la musique militaire a beaucoup à nous apprendre et j’essaie de combattre le peu d’intérêt dont elle fait l’objet.
Ti saluto, vado in Abissinia (« Je te salue, je vais en Abyssinie).
Ce sera la première chanson du dossier. Avant tout, ses origines: sur un texte de Giuseppe Perotti dit « Pinchi », et créée (c’est-à-dire interprétée pour la première fois) par un célèbre chanteur de l’époque, Ferdinando Crivelli dit « Crivel »… Elle est composée alors que les soldats italiens partent au combat, au début de la guerre, en octobre 1935, et les premières lignes évoquent précisément ces instants de départ (la traduction a été faite par moi-même, donc elle n’est pas parfaite):
Si formano le schiere e i battaglion (Les groupes et bataillons se forment)
che van marciando verso la stazion, (qui vont en marchant vers la gare)
Hanno lasciato il loro paesello (Ils ont laissé leur pays [comprenez « village », « campagne »],
cantando al vento un gaio ritornello (en chantant au vent un gai refrain)
Il treno parte: ad ogni finestrin (Le train part: à chaque fenêtre)
ripete allegramente il soldatin. (le soldat [soldatino: nuance affective] répète allègrement: )
On le voit, rien de guerrier là-dedans… Les hommes vont en unités à la gare, et chantent. C’est courant, et ce qu’on appelle une chanson de marche, qui les soutient pendant leur effort. Mais il est dit qu’ils entonnent le refrain même de l’air dont on parle. Soit:
«Io ti saluto! Vado in Abissinia; (« Je te salue! Je vais en Abissinie [notez l’archaïsme sur le nom])
cara Virginia; (chère Virginie)
ma tornerò. (mais je reviendrai.)
Appena giunto nell’accampamento, (A peine arrivé au campement)
dal reggimento (du régiment)
ti scriverò. (je t’écrirai.)
Ti manderò dall’Africa un bel fior, (Je t’enverrai d’Afrique une belle fleur)
che nasce sotto il ciel dell’Equator. (qui naît sous le ciel de l’Equateur)
Io ti saluto! Vado in Abissinia (Je te salue! Je vais en Abyssinie)
cara Virginia; (chère Virginie;)
ma tornerò.» (mais je reviendrai. »)
Ces paroles aussi sont typiques de beaucoup de chansons militaires, qui évoquent l’amour laissé derrière soi et non pas le sang, la sueur et la mort. Rien de bien incroyable là-dedans et chacun des hommes chantant à la fenêtre du train espère rapporter une belle fleur d’Afrique. Une thématique bien connue.
La suite est plus intéressante, qui dit:
Col giovane soldato tutt’ardor (Avec le jeune soldat, toute l’ardeur)
c’è chi sul petto ha i segni del valor, (chez qui il y a sur la poitrine le symbole de la valeur) -) Est-ce une allusion à la medaglia d’oro al valore militare?
ma vanno insieme pieni di gaiezza (mais ils vont ensemble plain de gaieté)
cantando gli inni della giovinezza. (chantant les hymnes de la jeunesse)
e il vecchio fante che non può partir (et le vieux soldat qui ne peut partir)
rimpiange in cuore di non poter dir: (regrette (en secret?) de ne pouvoir dire)
Refrain.
La jeunesse est clairement associée aux générations précédentes, qui là ne peuvent se consoler de ne pouvoir partir. Vision bien idéalisée de la guerre… On notera, point capital, que lesdits jeunes chantent des « hymnes », allusion directe au régime, favorable à la force du bel âge (comme l’Allemagne et l’URSS). Rappelons que l’hymne du parti fasciste italien (PNF) s’appelle rien de moins que Giovinezza (« Jeunesse »)… Après le refrain, un final triomphaliste:
Dall’Alpi al mare fino all’Equator (Des Alpes à la mer jusqu’à l’Equateur)
innalzeremo ovunque il tricolor. (nous élèverons partout le tricolore.)
Io ti saluto! Vado in Abissinia;
cara Virginia;
ma tornerò!..
Là les dernières paroles ne sont plus seulement rattachées à la bien-aimée, au foyer que l’on quitte, mais directement aux futures conquêtes, le « tricolore » étant bien évidement le drapeau italien, que le texte a pour ambition de porter jusqu’à l’Equateur. La chanson est donc intéressante, typique d’une entrée en guerre.
Pour finir, écoutons-la:
Bibliographie:
-Mon analyse personnelle de la chanson. Le reste s’appuie:
Sur le fascisme italien, Mussolini et la période:
-BERNSTEIN (Serge) et MILZA (Pierre), Le fascisme italien, 1919-1945, Paris, Seuil, 1997, 438 p.
-MILZA (Pierre), Mussolini, Paris, Fayard, 1999, 945 p.
-SERRA (Maurizio), Malaparte, vies et légendes, Paris, Perrin coll. « Tempus », 2012, 797 p.
Sur la guerre d’Ethiopie, un bon fascicule de chez Osprey:
-NICOLLE (David), The Italian invasion of Abyssinia. 1935-1936, Osprey Publishing, Oxford, 1997, 48 p.
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